(Article publié dans le bulletin n°19/20 des Amis de l'Alto en Novembre 1990)
Voici vingt ans que je suis alto-solo à l’Orchestre
Philarmonique de Strasbourg et professeur à mi-temps (huit heures) au Conservatoire National de région de cette même ville.
Cet article vient à point nommé pour faire un bilan général de vingt années de classe d’alto. Ce poste lie adroitement la
pratique instrumentale à celle de l’enseignement. Cette situation permet de poser, si je puis dire, une notion de finalité des études musicales (prendre ce terme dans le sens limité d’une
spécialité d’enseignement et non de pédagogie générale.). Car cette finalité n’est-elle pas pour l’élève, surtout s’il se destine à la profession, la pratique instrumentale exercée dans
l’activité même de son professeur ? ce justement pour laquelle celui-ci l’ enseigne ?
Bien sûr je vois poindre dans les propos que je soulève des objections en forme de critique. Aussi je ne manquerai pas de
dire que d’excellents professeurs sont entièrement dévoués à leur pédagogie, qu’il n’est pas nécessaire d’appartenir à un établissement d’importance pour être un bon pédagogue, que dans certains
conservatoires de région les professeurs peuvent manifester pleinement leur qualité d’instrumentistes et d’interprètes sans appartenir pour autant à l’orchestre symphonique du même lieu, enfin et
surtout que les qualités de l’enseignement sont absolument liées à celles de la personne qui enseigne.
Coup d’œil sur les élèves
Mais revenons aux élèves. J’en ai, en moyenne entre huit et dix par année scolaire sauf pour les deux premières
années.
En recherchant sur les feuilles d’inscription, je me suis permis une courte statistique : sur environ quarante
élèves inscrits, six sont actuellement musiciens professionnels dans leur instrument d’origine, dont quatre d’entre eux ont suivi des études supérieures à Paris, Fribourg ou Utrecht ; trois
autres sont professionnels dans le domaine musical: professeur de chant choral et d’accompagnement de piano au CNR de Strasbourg, professeur d’écriture au CNSM de Paris avec Prix de Rome.
L’effectif actuel de ma classe étant de huit, il reste vingt-trois élèves ayant pratiqué l’instrument par goût dans un
but d’expression personnelle. Ceux-ci ont pris, un jour, la décision de privilégier un autre choix professionnel. Il est loisible de penser que nous les reverrons parmi les mélomanes constituant
le public des concerts. Avec mes huit heures par semaine j’ai, bien sûr, un petit effectif de classe, mais avec des niveaux assez variés. Toutefois, je n’ai plus de débutants, mon collègue
Olivier Seube à la charge de ce niveau qui requiert une très grande patience ; ce travail délicat est de prime importance dans le cursus futur de l’élève.
Le plus souvent l’effectif vient des classes de violon. Il faut du temps pour assimiler le nouvel instrument (réflexes de
lecture, nouvelle position de la main gauche, différences d’école), difficulté également d’adaptation à la corde d’ut quant à l’émission du son car les violonistes ne connaissant pas l’inertie
des cordes sur leur instrument fait que tout est plus lourd à porter, archet compris ; il y a un « poids » à trouver dans le jeu de l’alto qui le différencie de celui du
violon ; mais attention ! l’altiste confirmé fait la différence entre « poids » et pesanteur ou lourdeur, et toute la technique va tendre à développer ce qui est propre au jeu
de l’alto
…et sur le programme
Chaque élève a un programme de travail non seulement adapté à son niveau d’études mais aussi et surtout à sa
disponibilité pour l’instrument par rapport aux rythmes scolaires hebdomadaires et journaliers. Que donner, par exemple, comme travail à un élève de Cours Moyen en première S au Lycée ? Il
est évident que l’alto est le dernier servi quant au travail personnel que l‘élève peut donner. Une demi-heure par jour suffit-elle ? Non. Dans ce cas précis, il faut faire un choix.
Demander peu à condition que ce peu garde un caractère accompli ; juste un morceau ou une étude, ou bien un travail de technique spécifique. Mais il y a un seuil limite où les petites doses
instrumentales sont juste suffisantes pour le niveau.
Pour les élèves plus disponibles je leur donne un programme en trois parties:
a) la technique qui va des gammes et arpèges sous toutes leurs formes (je n'ai pas encore trouvé mieux pour acquérir une
solide justesse et un puissant mécanisme de main gauche...) aux exercices spécialisés d'archet - je rappelle entre autres, l'op.3 de Sevcik avec les 40 variations - et de main gauche, accords
compris.
b) les études ? je me réfère à une sorte de dynastie : Hyksa, Kayser, Mazas (2), Kreutzer (il faut),
Campagnoli (les 2), Hoffmeister, Hermann, Dont, Vieux.
c) les morceaux, pièces, concertos que je ne vais pas énumérer complètement. J’attache une grande
importance à toute la littérature des Ecoles classiques sans lesquelles l’acquisition et l’application des principes techniques restent fragiles. De plus, elle facilite l’étude en imitation dans
des tonalités différentes pour les passages difficiles (Hoffmeister, Pleyel, Brixi, Hoffstetter, Benda, les Stamitz, Rolla…)
Comme la direction du Conservatoire de Strasbourg est en train de changer la structure des niveaux en la transformant en
trois grands cycles distincts, la concordance est la suivante :
- Un cycle d’observation et orientation (ne me concerne plus) aux degrés préparatoire et élémentaire.
- Un cycle élémentaire de trois à cinq ans, selon la discipline, l’âge et le programme de
l’élève correspondant.
- Un cycle supérieur à deux vitesses :
- Cycle court (deux à trois ans) correspondant aux degrés Moyen et Fin d’études. Ce cycle peut clore les études pour les
élèves qui ne peuvent ou ne souhaitent pas poursuivre des études pré-professionnelles
- Cycle long(deux à quatre ans) correspondant aux degrés Préparatoire-Supérieur et supérieur après examen réservé aux
futurs professionnels préparant les concours d’entré dans les établissements supérieurs.
Ce qui me fait : trois élèves en cycle élémentaire, trois élèves en cycle court supérieur et deux élèves en cycle
long supérieur.
Ce système a des avantages et des inconvénients…..
Des avantages : plus de liberté car la programmation des cours est à long terme. Les élèves ne sont pas obligés de
tenir une même évolution de programme ; ils seront conduits par leurs propres capacités et leurs potentialités personnelles.
Des inconvénients : plus d’examen de fin d’année mais seulement un seul en fin de cycle. L’intérieur du cycle n’est
pas jalonné d’examens, seule la classe en donne le contrôle continu. Le manque de prestations publiques obligées risque d’être insuffisant pour la finalité même de l’étude instrumentale qui
demande une expression dans un temps donné, souvent très limité et en présence d’un public (jury, audition, concert). Il faut multiplier les occasions de jouer en public – ce qui se fait déjà –
par des interclasses groupant toutes les cordes concernées.
Cycles et degrés ? Cela change t-il les choses ? N’est-ce pas le fait d’une querelle de terminologie. Seul le
bon sens pédagogique, qui ne peut être comptabilisé, classifié, découpé, demeure le maître-mot.
Une parenthèse : dans la chronologie des morceaux, je donne très tôt les suites de Bach. Peu d’élèves y sont
imperméables. D’abord les première, deuxième et troisième qui forment le goût, puis les quatrième et cinquième pour un bon degré moyen avec les concertos d’Hoffmeister, Pleyel, Vanhall,
Hoffestetter, Benda, Rolla (j’écarte les Zelter et Handochkin et quelques autres). J’essaie d’alterner avec des œuvres romantiques telles que la Romance de Bruch, l’Elégie de Vieuxtemps et je n’hésite pas à puiser dans les recueils d’éditions soviétiques
datant de 73 à 76, quelques pièces en transcriptions qui ne sont pas à dédaigner. Je prends les sonates et partitas quand l’élève commence à maîtriser le jeu polyphone, l’ayant préparé avec les
Sei fughe con un preludio fugato de Vaclav Pichl aux éditions Musica Budapest, recueil avec lequel j’ai obtenue de bons résultats en Moyen-fin
d’études.
Du coté de la pédagogie..
Quelles sont mes visées pédagogiques ? D’abord j’aimerais rappeler une règle de pédagogie générale, peut-être un peu
schématique mais non dépourvue de matière directrice : toute activité, en l’occurrence instrumentale, est éclairée par trois composantes à savoir : le domaine de la connaissance ou de
l’instruction, le contexte social-affectif et l’énergie psychomotrice. Un élève qui a des difficultés manque soit de connaissances ou bien il est dans un environnement affectif perturbant.
Quelquefois c’est le cumul des deux situations….Et à cela s’ajoute le fait de « faire « avec son instrument, de produire avec lui. Le domaine de la connaissance (principes de bases
techniques) ainsi que le contexte social-affectif (rapports avec les parents, avec le monde environnant) doivent être de bonne tonicité. Ces conditions étant remplies, l’activité pratique prend
un bon départ car l’élève sait qu’il sait et il sent qu’il aime. La voie est libre, l’énergie psychomotrice fonctionne en force et vient à bout des obstacles inévitables qu’il faudra réduire,
soit en les contournant, soit en les brisant. On voit bien que tout cela peut être transposé dans l’activité instrumentale, car en pédagogie, si nous nous occupons des principes à apprendre, nous
devons également considérer la personne qui les apprend et veiller à ce que la bonne intention accompagne la bonne action ; c’est là que réside la difficulté car tous les élèves sont
différents.
Mais ce fait installe un support de réciprocité entre professeur et élève. L’activité du professeur ne se limite pas à un
don. Elle impose également une tâche à l’élève qui le conduit à prendre position. Ainsi naît-il une véritable communauté pédagogique. En effet, il ne s’agit pas seulement de l’influence du
professeur sur l’élève car lui aussi réagit en tant que personne et manifeste des exigences au professeur. Aussi la pédagogie instrumentale est-elle fondamentalement personnalisée.
Trouver l’adéquation….
Pour tous mes élèves, des plus petits aux plus grands, pour les plus disponibles comme pour les moins, un des éléments de
ma visée pédagogique tend à l’application des principes techniques en totalité, acquis dans les pièces, morceaux, concertos. Le sens pédagogique est justement de trouver l’adéquation entre leur
savoir technique et l’œuvre à réaliser, afin qu’ils puissent bien la produire intégralement en public. Prendre un concerto sans le jouer au tempo n’est pas une bonne visée. Si le tempo n’est pas
bon est-ce seulement une question de rythme intérieur? N’y a-t-il pas aussi une utilisation inadéquate de l’archet ? Pourquoi ? etc. Je suis pour donner des choses accessibles aux
élèves scolarisés mais je leur demande beaucoup en insistant sur tous les principes techniques qu’ils connaissent, surtout dans le but d’expression musicale qui est l’essentiel : nuances,
respiration, phrasé, à quelque niveau que ce soit. Même s’il n’y a pas de réponse de la part de l’élève, le principal est de lui en avoir parlé. Une des visées pédagogies n’est-elle pas aussi
dans l’aide qui est apportée par le professeur, aide inspirée par l’amour de ce qu’il fait, d’une manière totalement désintéressée, à l’élève qui en a besoin ?
Dans une œuvre relativement simple, il est possible de travailler tout ce qui nécessaire à l’expression du jeu
instrumental. Il n’est pas rare que l’heure de cours passe complètement pour la mise au point de toutes ces choses et je n’aurai vu que le tiers du programme, car l’élève ne peut trouver cela
tout seul, même s’il connaît beaucoup de principes dans les exercices spécialisés.
L’application demeure la clé de voûte de toute pédagogie, sans laquelle il ne peut y avoir de formation. Cette
application va t-elle résister au temps ? L’élève va-t-il totaliser et garder l’ensemble de ce qu’elle renferme ? Tant que le contact professeur-élève est effectif, tant qu’il y a
présence en communication pédagogique, l’objet de travail prend des contours de plus en plus précis au fur et à mesure des cours. Une nouvelle élaboration est en train de naître chez
l’élève.
Mais il faudra plusieurs cours sur le même passage pour obtenir une impression durable ; quand l’élève, en l’absence
du professeur, retrouve et totalise ce qui a été travaillé, la partie est gagnée.
Pour certains élèves cet effet n’est que provisoire, l’empreinte reste fragile, les traces s’estompent et ils ne
retrouvent pas les thèmes conducteurs donnés. Pour d’autres, au contraire, l’élaboration est forte et on voit de cours en cours monter l’édifice de leur travail telle une architecture à
l’esthétique pleine de promesses.
Sur la notion de réussite…
Et cela m’amène à poser la notion de réussite…
Pour quels types d’élèves ? Ceux pour qui l’instrument est un moyen d’expression personnelle, sans aucune
perspective professionnelle, demeurent des amateurs éclairés (pris au sens fort des personnes qui aiment) ; ceux-la ont déjà réussi. Ceux qui veulent accéder au niveau professionnel mais
dont l’incertitude quant au but à atteindre plane continuellement, vont-ils y arriver ? Ceux-ci, très jeunes, ont déjà ressenti la vocation instrumentale en eux, comme ceux qui y sont amenés
plus tard par de vives capacités et une forte élaboration et ont toutes les chances d’aboutir. Si les deux groupes extrêmes ne posent pas de graves problèmes au professeur, il en est autrement de
celui où règne une continuelle incertitude… Un professeur peut-il dissuader, voire décourager, après l’avoir soutenu et aidé, un élève ? C’est une situation difficile. Dans ce cas, le mieux
est de pouvoir amener adroitement l’élève à juger de ses capacités ou non à atteindre le but. La personne concernée est souveraine dans sa décision, à condition qu’elle reste vraiment une
décision active et non un état de fait imposé par les événements.
La difficulté c’est….comme un artichaut !
L’enseignement demande beaucoup de souplesse et d’invention. J’ai souvent remarqué à quel point le visage de l’élève
s’éclaire lorsqu’il vient de découvrir un moyen qui lui manquait pour réussir un passage retors. Alors, comment aborder la difficulté ? Je n’ai pas de recette précise. Ne jamais imposer à
l’élève ce qu’il ne peut faire. Et pourtant la difficulté est le moteur de l’effort, car chacun sait qu’il fait avancer. Comment résoudre cette équation ? On peut donner un morceau
accessible et demander beaucoup en exigeant le jeu intégral (que tout y soit, ou presque : tempo, nuances, phrasé, par cœur), soit plus difficile en demandant moins tout en prévalant la, ou
les difficultés à réduire (le rythme, le jeu d’archet, la justesse, le synchronisme etc.). J’ai toujours considéré la difficulté comme….un gros artichaut. Feuille par feuille, on ne peut le
manger intégralement que de cette façon. Patience pour le fond ! Il viendra en son temps. La difficulté s’analyse, se décortique. Revenir quelquefois sur des principes de base, voire des
évidences, est un bon moyen pour atténuer ou réduire une difficulté existante, car beaucoup de choses s’oublient malgré une bonne progression.
Espoir professionnel et préparation aux concours.
Dans le degré Supérieur à espoir professionnel, il n’y a qu’une manière de travailler l’alto : de façon intensive
mais non forcée. Et là je n’ai plus d’inconditionnalité, il faut « tout voir », disons « un grand maximum ». Les œuvres ne manquent pas. Il faut donc un temps pour chacune
d’elles dont un bon petit nombre pour alto seul : Variations de Gordon Jacob, Microtono de
Joan Guinjoan, Eglogues de Jolivet, Cinco caprichos sobre Cervantes de Hermann Reutter, Praeludium de E Wellesz, Capriccio d’Henri Vieustemps,
Tre Pezzi d’A.Rolla, les Sonates op.11 n°5 et op.25
d’Hindemith, les suites de Max Reger, la Sonate de A Khatchaturian. Il y en a encore d’autres mais j’arrête là l’énumération en pensant aux sonates
et aux concertos du grand répertoire.
Le travail intensif peut être néfaste pour le domaine physique, physiologique et psychologique de l’élève s’il est mal
équilibré. Au professeur de veiller au bon tonus de l’élève car les risques de tendinites, de douleurs cervicobrachiales, de surmenage peuvent se produire, surtout en période de concours.
Un concours se prépare de plusieurs façons. D’abord le travail personnel. Tout dépend de l’effort d’élaboration avec le
professeur et aussi sans lui. C’est la pierre angulaire. Ensuite insister pour que l’élève écoute lui-même des concours. Je recommande d’aller entendre les concours publics des conservatoires
supérieurs dans leur catégorie d’instrument mais aussi dans les autres - pourquoi pas celles de violon et de violoncelle ? - et surtout multiplier les occasions de jouer en passant les
concours proposés par les différentes associations musicales.
Dans les conservatoires de région les postulants à la profession sont peu nombreux (un ou deux par classe). Ces élèves
sont un peu isolés. Ne pourraient-ils pas aller entendre, de temps à autre, l’une ou l’autre classe de tel ou tel autre professeur de CNSM avec, au préalable, l’accord de celui-ci ? Cela
implique des frais, du temps, mais pour ce niveau d’études le groupe de classe est nécessaire et devient un élément formateur complémentaire indispensable.
Bien sûr, ne pas manquer les stages ; choisir celui qui est le plus profitable pour la progression des
études.
En guise de conclusion..
Claudio Arrau disait un jour : Si j’avais à créer un conservatoire
utopique, j’y introduirais la psychanalyse de manière optionnelle , ayant lui-même pratiqué une cure analytique pendant quelques années. Je n’irai pas aussi loin, mais je pense que
l’instrumentiste, le musicien, pourraient s’inspirer d’une manière analogique et partielle des domaines artistiques et esthétiques proches du sien. En lisant le livre passionnant de
Stanislawsky, La formation de l’acteur où dans des chapitres comme Jouer est un art,
l’activité, l’imagination, la concentration, la relaxation, la mémoire affective, le contact, l’état créateur sont développés de telle façon qu’ils prennent une connotation musicale et
instrumentale, comment ne pas penser aussi à la formation du musicien ?
Aussi la démarche pédagogique reste-t-elle illimitée, voire indisciplinée, surtout interdisciplinaire, et je crois en
l’apport précieux de tous les autres domaines artistiques.