(Article publié dans le Bulletin des Amis de l'alto n°9 en Avril 1984)
Après Georges Blanpain et Maurice Husson, voici, cette fois, Henri Pelas. Sa carrière, son action, attachantes à plus d’un titre, se sont déroulées – mais a-t-il cessé ? rien n’est moins sûr – loin de Paris puisque ce méridional n’a pas voulu quitter le ciel de sa Provence, et comme on le comprend…
Il convient, par ailleurs de dire ou de préciser que ce n’est guère commode de brosser un portrait à distance, le Bulletin n’ayant pas hélas, les moyens financiers d’expédier un « envoyé spécial » entre Avignon et Manosque pour présenter des civilités à Pelas et le prier de raconter. Mais, ce dernier « saisi » par correspondance, a parfaitement compris…
Aussi est-ce lui-même qui se présente, avec sincérité, avec des phrases toutes claires et des mots plein d’émotion pour dire ses premiers espoirs et ses douloureuses difficultés, ses premiers combats, sa confiance et son amour du travail, sa réussite, enfin.
Mais, en le remerciant au nom de notre petite équipe, donnons-lui bien vite la parole !
« Je suis né au Caire en 1911, de parents provençaux. Mon père qui était ingénieur au canal de Suez, fut démobilisé en 1918 et la famille quitta l’Egypte pour se fixer à Marseille.
J’ai commencé l’étude du violon à l’âge de 7 ans avec un professeur de …mandoline. Nous ne connaissions pas de musiciens qui auraient pu conseiller mes parents. A 13 ans, je décidai d’entrer au Conservatoire de Marseille. Le professeur qui m’entendit…rit beaucoup et me conseilla de tout recommencer. Découragé, j’abandonnai.
Peu de temps après, j’allai à un concert écouter Zino Francescatti. Ce fut une révélation. Je pris des leçons particulières avec Gabriel Rey, le professeur au Conservatoire où j’entrai en octobre 1926.
Parmi mes camarades, il y avait notamment, Maurice Fuéri qui fut le second violon du quatuor Loewenguth, Max Roque, violon solo à l’orchestre de la Radio, Pierre Lantier, professeur au Conservatoire de Paris. Trois ans plus tard, j’obtenais un premier prix à l’unanimité et le prix Ditter et Lorange: un superbe violon.
Après avoir travaillé pendant l’été avec Firmin Touche, je me présentai à la rentrée au Conservatoire de Paris où je réussissais 4e à l’éliminatoire. Quelques jours plus tard, j’étais en pleine tragédie : ma mère mourrait au cours d’une opération chirurgicale. Mon père était mort cinq ans auparavant. Je restai seul, sans ressources, avec des dettes et une grand-mère âgée à ma charge. Inutile de songer au Conservatoire de Paris. Il me fallait gagner ma vie au plus tôt.
C’était en 1929 : crise, chômage et, avec les films parlants, les cinémas, où j’aurai pu trouver du travail, licenciaient leurs orchestres. C’était la misère.
Sur la recommandation de mon professeur, le père d’Henri Tomasi qui recrutait des musiciens pour les bateaux des Messageries Maritimes, m’engagea. C’était inespéré. J’allais manger à ma faim, régler mon loyer et mon précepteur et racheter des meubles car les huissiers avaient saisi les miens.
J’ai donc voyagé comme violoniste pendant un an dans tout le bassin méditerranéen avec un pianiste russe et un violoncelliste tchèque. Mais j’étais terriblement seul. Je décidais donc d’apprendre l’alto.
Je fus accueilli à bras ouverts par le professeur F.Botti. J’entrai au Conservatoire de Marseille en 1930 et en sortis en 1931 avec un premier prix et les félicitations du jury. J’avais dû, pour cela, cesser de naviguer et j’étais altiste à l’Association des concerts classiques de Marseille, qui fonctionnait six mois par an. Le salaire était très modeste. Je me souviens du premier concert avec mes trois mois d’alto : Les Préludes de Liszt et les traits joués pupitre par pupitre sous la baguette ironique du chef Walter Straram….
C’était l’époque où se formait à Marseille le premier orchestre de la Radio, avec 15 musiciens. Je faisais des remplacements puis j’eus la chance d’y entrer par concours comme premier violon. Je signai mon premier contrat en 1933 et, pourvu d’une situation stable, je me mariai.
Peu après, mon ex-professeur Gabriel Rey forma le Quatuor de Provence dont je devins le second violon, F.Botti étant à l’alto et J.Silvy au violoncelle. Pour les œuvres avec piano A.Andoli, professeur au Conservatoire et chef d’orchestre se joignait à nous. Nous devions donner sur les ondes une heure de concert par semaine. Les quarttetistes comprendront aisément le travail qu’il fallait s’imposer. Mais cela ajoutait 800 francs par mois à mon salaire net….c’était la richesse !
Je faisais aussi, quelquefois, de la « brasserie », ou jouais en trio dans un salon de thé la réduction des opéras et des mélodies. J’ai fait aussi de la « boite de nuit » : c’était à l’époque où l’on jouait la Czardas de Monti ou la Sérénade de Toselli sous le nez du client. Heureusement, le lendemain, on répétait le quatuor de Ravel.. !
Je pense encore maintenant que c’était une bonne école. En faisant de la brasserie comme violon solo, on prenait de l’assurance, le sens des responsabilités. On apprenait à « faire partir » les copains. Le jazz nous fortifiait dans le rythme et les mélodies réveillaient la sensibilité de l’auditoire non mélomane. Le quatuor représentait alors pour moi une récompense.
J’en reviens à mon travail à l’orchestre de la Radio comme premier violon. Un jour la direction me fit appeler et me demanda de remplacer le second altiste, Marcel Husson, qui avait eu un accident et un doigt blessé. Me voilà devenu altiste et second soliste.
1939 : la guerre. J’étais réformé mais devais repasser un peu plus tard devant les autorités militaires. L’orchestre de la radio fut licencié. Chômage. Pendant cette période, j’ai même été facteur intérimaire. Ce n’est pas le meilleur souvenir de ma vie, mais c’était la guerre et il fallait vivre. Puis l’orchestre de Radio-Lyon nous ouvrit ses portes. J’y entrai comme 3e alto.
1940 : la débâcle. Quelque temps à l’orchestre de Montpellier puis à la réouverture de Radio-Marseille, je regagnai ma place.
Il y eut le repli, à Marseille, des orchestres parisiens. Comme on manquait d’altistes, j’étais à la fois à l’orchestre de Marseille, au Lyrique et au National que dirigeait Ingelbrecht. Les concerts classiques étaient à l’honneur, les grands chefs défilaient : Paul Paray qui parrainait André Andoli, Münch, Mitropoulos, Klecski etc. et les grands solistes de l’époque.
Mon ex-professeur F.Botti qui était soliste, prit sa retraite et, après concours, je devins soliste partout. Je fis à cette époque connaissance de Léon Pascal et travaillai avec lui. Je peux dire que j’ai été le premier à jouer ses Divertissements. Il les composait la nuit et les faisait déchiffrer le matin, après quoi je les recopiai. Je sais qu’il les a remaniés par la suite, avant de les faire imprimer, mais j’en possède la première mouture avec une superbe dédicace.
J’assistai à la formation du Quatuor Pascal et j’écoutais avec enthousiasme le récit de leur tournée au Canada.
Lorsque les orchestres parisiens regagnèrent la capitale, Ingelbrecht me demanda de les suivre. Mais la mer et le soleil comptent beaucoup pour un méridional. Je refusai et restai à Marseille.
J’ouvre une parenthèse sur ma maigre contribution à la lutte contre l’occupant: je faisais partie d’un chaîne pour aider les juifs belges à partir pour l’Angleterre par l’Espagne. Ils campaient chez moi en transit. Il y en a eu jusqu’à onze dans l’appartement. C’était d’une inconscience folle car j’habitais en face de la Gestapo et mon voisin était milicien. Il ne m’a jamais dénoncé et je lui ai rendu la monnaie de sa pièce lorsque les F.F.I sont venus le chercher à la Libération.
Quelque temps après, les effectifs de l’orchestre de Marseille furent renforcés et trois jeunes altistes, prix de Paris, élèves de Maurice Vieux, arrivèrent. Après concours, je fus nommé super-soliste et, conscient d’assumer justement cette promotion face aux diplômes parisiens qui me manquaient, je commençais à perdre mes complexes.
A cette époque, je donnais régulièrement des récitals à la Radio ainsi que des concerts de quatuor à cordes. Je jouais aussi à la Société de Musique de chambre de Marseille en qualité de deuxième alto, les quintettes de Mozart et Brahms avec les quatuors étrangers de passage de l’époque, tels que le quatuor Vegh.
Une autre épreuve terrible m’attendait encore. Ma femme devait décéder elle-même à la suite d’une opération chirurgicale à l’âge de 33 ans. Je restai avec ma fille qui sortit, elle aussi lauréate des classes de violon et de solfège du Conservatoire de Marseille, mais qui par la suite se consacra à des études médicales.
Je ne me souviens pas exactement à quelle date les orchestres de Radio de province furent supprimés. Autour des années 60. La plupart des musiciens fut reclassé dans les orchestres régionaux et parisiens, mais toujours désireux de ne pas quitter la Provence, je préférai entrer à l’orchestre de l’Opéra, sans concours, en ma qualité de soliste. Mais je demandai à passer le concours pour éviter tout favoritisme.
Peu de temps avant ces licenciements, une classe d’alto était créée au Conservatoire d’Aix-en-Provence. Je m’étais présenté au concours pour le poste de professeur d’alto, musique de chambre et solfège, mais sans espoir car une concurrente bardée de diplômes parisiens, était déjà sur les rangs. Je l’emportai néanmoins avec des œuvres de Bach, Massis et Quincy Porter pour l’alto et le 1er quatuor à cordes de Beethoven pour la musique de chambre.
Il fallait créer une classe de toutes pièces avec deux élèves au départ. Je restai 10 ans professeur à Aix en Provence et lorsque je quittai ce poste pour être muté à Marseille, il y avait 25 élèves et une classe vivante.
Au cours de ces années, j’avais quitté l’Opéra de Marseille pour celui d’Avignon, désirant vivre dans un village du Vaucluse à mi-chemin d’Aix et d’Avignon.
J’avais également créé un ensemble de musique baroque « Pro Musica » avec flûte, clavecin et trio à cordes, qui fonctionnait surtout l’été et donnait une cinquantaine de concerts par an dans la moitié sud de la France. Nous avons même fait deux tournées à l’île de la Réunion.
C’est en 1973 que mes ennuis de santé commencèrent à mettre un obstacle à ma vie professionnelle. Une névrite du bras droit, qu’aucun traitement n’a pu guérir, m’obligea à quitter tous les postes de soliste dans les orchestres. Je ne gardai que le poste au conservatoire de Marseille jusqu’à ma mise à la retraite en 1979. Je ressentis cela d’une façon dramatique, tous les instrumentistes heureux de l’être peuvent me comprendre.
Beaucoup de joies m’ont été apportées par l’enseignement et je continue à former les élèves et à les conseiller. En dehors de ma famille où les enfants de ma seconde épouse sont devenus, l’un violoniste à l’ensemble instrumental de France à sa formation et pendant plusieurs années, puis professeur au Conservatoire d’Aix en Provence, l’autre professeur de Solfège dans une école municipale de la périphérie parisienne, beaucoup de mes élèves sont aujourd’hui des altistes professionnels dans les orchestres symphoniques et lyriques et certains sont professeurs dans les Conservatoires. Même ceux qui vivant au village, issus de parents paysans ou artisans, sont venus à la musique à partir d’un cours de solfège que je donnais à l’école et que j’ai assuré bénévolement pendant dix ans.
Pour conclure, je voudrais dire aux jeunes musiciens de province qui souhaitent faire carrière dans la musique, que les lourds sacrifices que leurs parents doivent s’imposer pour financer leurs études à Paris sont essentiels bien que les temps aient changés depuis ma jeunesse et, surtout, que le travail assidu est l’indispensable complément des dons et du talent ».